dimanche 15 décembre 2013

A Touch of Sin - Jia Zhang-ke



Écrit et réalisé par Jia Zhang-ke
Festival de Cannes 2013 - Compétition Officielle
Prix du scénario
Avec : Wu Jiang, Wang Baoqiang, Zhao Tao, Luo Lanshan, ...
2h10
Sortie : 11 décembre 2013

-

Dies Irae
  
Peu de films sont autant animés d'un si profond sentiment de colère. Peu de films ont la folle ambition de peindre un pays en quatre tableaux, d'en offrir une fresque épique aux dimensions d'une bataille hugolienne. Peu de films, enfin, s'annoncent comme un combat. A Touch of sin, le nouveau film de Jia Zhang-ke, est un film d'enragé. En un peu plus de deux heures, le cinéaste chinois dresse un portrait ravageur de la Chine contemporaine armé un caméra acérée comme une lame. Justement récompensé par un Prix du scénario lors du dernier Festival de Cannes, A Touch of sin est un film-somme, qui semble être la synthèse des précédents films de Jia Zhang-ke qui n'avaient de cesse de s'interroger sur les mutations et les dérives de la Chine moderne.

Dahai (Wu Jiang)

La trame narrative du film prend les proportions gigantesques du territoire qu'elle dessine. « J'aimerais que le film soit comme une représentation générale de la Chine » dixit le cinéaste. Quatre histoires, quatre régions différentes de la Chine pour dénoncer les humiliations et l’exploitation d'un peuple. La première partie expose le combat d'un mineur cherchant à récupérer sa part de bénéfices dans la privatisation de la mine. La deuxième partie traite d'un travailleur migrant qui sème la terreur avec son arme à feu. La troisième partie nous présente une employée d'un salon de massage qui se vengera d'un riche client qui la prenait pour une prostituée. Enfin, la quatrième partie s'attarde un jeune homme qui, en multipliant les emplois dégradants, cherche à rembourser une dette, avant de sombrer dans le désespoir et le suicide. Jia évite le simple « film à sketchs » ou le risqué « film-choral » pour se tourner vers une forme de « polyptyque cinématographique ». Chaque récit a son unité propre. Cependant, la proximité de ces quatre histoires confèrent à l'ensemble un sens renforcé. La multiplication de chaque partie donne un produit nouveau. Si le film est divisé en quatre, à aucun moment il ne tombe dans la fragmentation. Il y a bien un film, et non pas quatre courts-métrages. L'ensemble est porté par une forte organicité. Chaque histoire observe à peu près la même structure : un héros se voit l'objet d'une injustice sociale qu'il réparera par le meurtre. Également, la juxtaposition de ces histoires n'est pas le fruit du hasard. Elle répond à une logique narrative et émotionnelle. Le premier fragment du film s'impose par son aspect radical, sec et tranchant. Il donne le ton du film. Les fragments suivants installent un rythme plus lent, dérivants vers le contemplatif. Au fur et à mesure du film, la colère passe par donner la mort à plusieurs personnes, à une seule personne, puis par se la donner à soi. 

Zhou San (Wang Baoqiang)

Jia Zhang-ke est un cinéaste fortement marqué par le documentaire. Chacun de ses films présente une hybridation entre fiction et documentaire. Les histoires de A Touch of sin sont par ailleurs inspirées de faits réels. Jia a mené un important travail d'investigation aux quatre coins du pays pour recueillir plusieurs témoignages. Le cinéaste part du documentaire pour aller vers la fiction. Cependant, il ne tombe pas dans le piège d'un naturalisme peu inspiré. Le film est maîtrisé de bout en bout par une mise en scène précise et réfléchie. Le prodigieux prologue du film, quasiment sans parole, a le paradoxe de nous faire entrer dans le réel par l'irréel. Sans qu'on sache comment, un camion s'est renversé sur la route et a déversé sa cargaison de tomates sur la route. Dahai, le mineur, contemple ce curieux spectacle, jouant malicieusement avec une tomate. La scène est alternée avec le triple meurtre de trois voyous par un mystérieux homme à moto (le protagoniste principal de la deuxième histoire). Les deux hommes finissent par se croiser subrepticement. Cette introduction se veut à la fois programmatique et symbolique. Ce camion renversé pourrait être une métaphore d'une Chine sans dessus-dessous, les meurtres, un prélude au bain de sang qui marquera le film. La mise en scène sèche et brutale annonce un film sans concessions, un cri de révolte silencieux baigné dans l'acide. Nous sortons de ce prologue et de chacune de ces quatre histoires dans un sentiment d'hébétude. Sans morale pompeuse, Jia nous laisse suspendu au destin tragique des héros. Ne reste qu'un cadavre encore fumant.

Xiao Yu (Zhao Tao)

Jia Zhang-ke multiplie les références, à la fois cinématographiques et culturelles. Le film prend des allures de western, particulièrement dans la première partie. Chaque personnage est vu comme un cow-boy solitaire, se faisant justice dans des paysages aussi majestueux que le Far West. Jia revendique également une appartenance au genre du film de sabre (il faut savoir que A Touch of sin est un « film de l'attente ». Jia Zhang-ke voulait, au départ, réaliser un film de sabre. Mais le budget étant trop important, il s'est tourné vers la réalisation de A Touch of sin). C'est au couteau que l'héroïne de la troisième partie tuera le client. Son geste est clairement stylisé et peut faire penser à une chorégraphie de film de sabre. Jia puise dans le patrimoine culturel chinois avec la présence de représentations de théâtre traditionnel chinois dans les parties deux et quatre du film. Le théâtre devient un écho à la vie des personnages. Comme Gus Van Sant dans Elephant, Jia s'appuie sur l'analogie animalière. Chaque personnage est associé à un animal. Le mineur est assimilé au tigre de part la tapisserie qui enroule son fusil, l’ouvrier clandestin porte la marque du buffle sur son bonnet et l'employée de salon de massage est marquée par le serpent. Qu'ils soient cruels, puissants ou sournois, ces animaux traduisent la colère bestiale qui sourd en chacun des personnages. Jia poursuit la métaphore animalière avec deux images marquant la souffrance animale. Dans le premier récit, un cheval se fait fouetter à mort (faut-il y voir une référence au rêve de Raskolnikov dans Crime et châtiment ?), dans le deuxième récit, un paysan saigne un canard. Inutile de préciser que ces événements reflètent la situation du peuple chinois. Le film est marqué par le sang, les personnages aussi. 

Xiao Hui (Luo Lanshan) 

On pourra reprocher au film un manichéisme évident entre riches et pauvres, mais A Touch of sin est un film de révolte. Il n'est pas là pour contenter tout le monde et pour trouver un juste milieu. Jia Zhang-ke est dans une critique sociale qui dénonce ouvertement. Selon le cinéaste, le titre chinois Tian Zhu Ding pourrait être traduit par « le choix du ciel ». Jia donne un aspect tragique à son film par un sentiment exacerbé de fatalité. Le film ne pouvait donc que se terminer par un suicide, comme une défaite humaine. Histoire d'une révolte enragée, d'un peuple qui se construit par le meurtre, A Touch of sin est un film subversif qui transgresse la loi humaine, une épopée pour son temps qui invite à prendre les armes et à se rebeller pour la dignité de l'Homme. 

Adrien V. 

Dahai (Wu Jiang)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire